ÊTRE LA FENÊTRE

 
Article de Jacques Poullaouec pour  le site internet Francopolis d'après les questions invisibles de Liette la clochelune autour de son recueil « Haïku du chat » paru aux éditions « la part commune »



Comment et quand j'ai découvert le haïku..
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Est-ce que c'est parce qu'on lit que l'on écrit? Est-ce que c'est parce que l'on aime dessiner, tracer des signes sur la neige du papier que l'on devient graveur? Il me plaît en tout cas de savoir qu'en grec c'était le même mot (o grapheus) qui désignait à la fois le peintre, l'écrivain et le copiste.
Je dessine depuis toujours, j'essaie d'écrire de la poésie depuis une vingtaine d'années, je parle de la poésie des autres depuis une trentaine d'années que j'enseigne, je pratique la gravure en taille douce depuis 7 ans.
J'ai découvert et fait découvrir le haïku à mes élèves au cours d'ateliers d'écriture que je leur proposais dans ma pratique professionnelle. Bien sûr j'ai lu des anthologies de haïku comme celle de Roger Munier et j'ai découvert Basho, Buson, Issa .Mais avant de m' ORIENTER, m'ORIENTALISER , ce sont surtout les auteurs OCCIDENTAUX qui m'ont progressivement transformé en haîjin amateur.
Pour répondre à ta question, j'ai cherché dans ma bibliothèque tous les livres qui m'ont mené sur la Voie du haïku. La liste est longue de ces textes courts; voici en vrac quelques titres et auteurs :
Rimbaud et ses "Illuminations", Francis Ponge qui a "pris le Parti des Choses" , compte tenu des mots", Kerouac qui délaisse parfois La Route pour se réfugier comme un Bernard l'hermite dans la spirale et les replis secrets des 3 vers; Ungaretti qui s'éblouit d'infini; Guillevic qui  fait d'un rocher un poème ou d'un poème un rocher; Paul Eluard qui donne à voir....Pascal Quignard et Roland Barthes qui ont si bien parlé de l'empire des signes..
Je suis donc longtemps resté à l'Occident avant de me tourner vers l'Orient. Le phare, celui qui m'a fait comprendre que la poésie devait avant tout dire le monde et l'appréhender par les 5 sens, c'est le BAUDELAIRE des Correspondances; se dire avec lui que "la nature est un temple où de vivants piliers laissent parfois échapper de confuses paroles" et que l'homme s'y déplace dans "une forêt de symboles"... voilà les chemins détournés qui m'ont mis sur la voie du HAIKU.

Pour aller vite et simplifier je donnerai du haïku cette triple définition :    

         le haïku, c'est une forme

        le haïku, c'est un regard

        le haïku, c'est une façon d'être, de se dire...sans se montrer

 


Le HAIKU est une forme

Le haïku est une forme particulière de poème, qui se caractérise par la concision l'ellipse, la brièveté. Belle forme, ramassée, comme l'huître de Francis PONGE, métaphore du texte poétique : il faut savoir l'ouvrir pour la savourer et , plus rare, trouver la perle. En poésie il y a les courts et il y a les longs, il suffit de décaler les sons. (comprenne qui pourra ! excusez cette contrepèterie digne de l'album de la comtesse!) Le poème court réduit à 3 vers et 17 syllabes (métrique dont le haïjin francophone peut se passer !) est dans l'esprit du bonzaï, un concentré de nature, un maximum de sens dans un minimum de mots ; faire entrer tout un univers dans trois vers. Il faut élaguer, élaguer, raccourcir… C'est très long de faire court.
C'est la concentration qui donne la force du poème à tel point qu'il est difficile de parler du haïku, car c'est déconcentrer le langage, le diluer. N'allez pas commettre le sacrilège de mettre trop d'eau dans votre whisky !
Ce concentré s'obtient par l'ellipse, la juxtaposition et la parataxe préférables à la subordination et à la syntaxe. Supprimez les liens logiques, les conjonctions, les subordinations… posez les mots les uns à côté des autres , comme un rocher, un bambou et un chat sur le sable d'un jardin zen. Là où la cuisine française met de la sauce pour relier les ingrédients, la cuisine japonaise dispose les éléments séparés sur l'assiette pour en faire un plaisir pour les yeux, une œuvre d'art !
L'ellipse, l'élision, les ruptures syntaxiques vont créer des ambivalences et des ambiguïtés qui font la richesse du haïku pour celui qui le lit

Sur le toit du vent
captive
la fumée
……………………………

Est-ce du vent qui captive (emprisonne ou passionne ?) la fumée ? ou est-ce que le vent aurait un toit qui retiendrait la fumée prisonnière ?
Voilà des ambiguïtés qui m'intéressent. Poser des mots, laisser des blancs entre eux, demander au lecteur d'imaginer ce qu'il y a de sens dans ces espaces entre les mots et les choses. Musique des sens et parfois aussi musique des sons : allitérations et assonances peuvent transformer cet objet visuel en objet sonore. « De la musique avant toute chose, et pour cela préfère l'impair » écrivait Verlaine.

C.H.A.T.             CES HACHES A THE
                            CHAT.................CAT
                            LA HACHE A CHU !
 
Jouer avec les mots, jouer avec les lettres…j'aime ce genre d'anagrammes phonétiques. Les puristes pourront toujours trouver à redire : l'auteur de haïku ne doit être ni un plantigrade ni un digitigrade qui compterait ses pieds sur les doigts de ses mains. L' esprit doit l'emporter sur la lettre ; le haïku n'est pas dans la lettre mais dans le cœur.
Autre exemple : voici un de mes haïku du chat avec sa traduction en japonais phonétique bien sûr que m'en a faite un ami , professeur de japonais qui a cherché des allitérations et des assonances :

       Le chat ouvre son oeil
pour me laisser voir
à l'intérieur...
……………………………………
A l'intérieur du chat ou à l'intérieur de l'œil ?

NEKO NO ME O
NAKANI ARAWA NI
NOZOKI KONI




Le haïku est un regard… …porté sur le monde

…un regard qui n'exclut pas les autres sensations : voir, regarder, écouter, sentir, toucher et regarder… Bref, ce sont les fameuses synesthésies des Correspondances baudelairiennes
… « Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants / doux comme des hautbois, verts comme des prairies »
Le haïku est un poème qui mêle descriptif et narratif. Il s'agit de jeter un regard sur le monde, comme un zoom, un regard affuté sur un espace restreint, délimité mais qui est comme un concentré du monde : cet espace est comme un temple (où de vivants piliers…) au sens étymologique du mot. L'augure à Rome traçait au sol ou dans le ciel un rectangle virtuel ou magique dans lequel il lisait le monde ou l'avenir. J'aime à me définir comme un CONTEMPL-ACTIF, celui qui met  en action tous ses sens pour donner à contempler et à vivre un
instantané, une étincelle entre 2 mots . Créer une illumination, voilà mon but.
Cet instantané, ce polaroïd essaie d'abord de capter l'invariant ( le fueki), l'immuable, ce qui ne bouge pas comme un rocher dans un jardin zen, comme un chat qui fixe sa proie… puis de créer dans cette immobilité , un mouvement, une fluidité(ryuko)… comme un vent qui va rider cette surface d'eau ou le pétale rouge qui va tomber sur la neige, ou la musaraigne qui va réveiller le chat. Le chat est pour moi, l'animal type du haïku et comparable au haïjin : il est capable
de s'absorber totalement dans ce qu'il observe. Mais faites le bouger, il va griffer le sol pour réveiller les ombres. Ajoutez à cela un peu de patine (le sabi), c'est à dire une certaine fascination pour le temps qui passe, un peu de fer rouillé par exemple…Si vous voulez rester fidèle à l'esprit japonais pensez à ménager des ombres en mouvement, cernez le vide et le silence avant qu'ils se remplissent de mots chuchotés dans la brume…autant de subtilités japonaises qui essaient d'établir des relations entre l'espace et le temps, entre le vide et le plein, dont a si bien parlé un certain François Cheng.



Le haïku est une façon d'être… …de se dire sans se montrer.

Pour ROLAND BARTHES, c'est « une autobiographie sans le moi ».
Comment se dire sans se dire tout en se disant ? Ceci n'est pas une question métaphysique pour dyptèrosodomite (sic), mais bien l'enjeu principal du haïku et de son lecteur : NE PAS SE METTRE DANS LE POEME , MAIS SE METTRE HORS DE SOI. Il s'agit d'une sorte de transubstantiation, de transmutation : il faut transmuer son cœur en haïku.Voilà pourquoi dans mon recueil « HAIKU DU CHAT », j'ai voulu rentrer dans l'œil du chat, à la manière d'Alice au pays des merveilles. Ce ne sont pas des poèmes sur le chat, mais des poèmes sur moi. Le chat n'est qu'un prétexte, un PRE-TEXTE; j'ai voulu devenir chat comme Flaubert a voulu devenir Madame Bovary. Qui sait au fond si c'est moi qui ai rêvé du chat ou si c'est le chat qui a rêvé de moi ? Le regard occidental ( que j'ai essayé d'abandonner) est anthropomorphe, le regard oriental est animiste : il voit une âme dans les choses mais pas son âme à lui. Le sujet se dilue dans la contemplation active de la nature : je suis partout puisque je ne suis nulle part.
Je paraphraserais volontiers BORGES en disant :
« Un chat quelque part rêve que je vis. S'il se réveille, je meurs »
Qui sait au fond si le monde vu par un chat n'est pas plus réel que le nôtre ? A moins qu'un chat n'ait rêvé de moi rêvant d'un autre chat ?

JE REVE QUE JE REVE QUE JE REVE !

Pour réconcilier l'espace et le temps, pour rapprocher le Japon de Basho de la France médiévale de Chrétien de Troyes, j'aime voir dans Perceval en fascination devant 3 gouttes de sang sur la neige qui lui rappellent le visage de Blanchefleur sa bien-aimée…un samouraï qui a réussi à maîtriser l'empire des signes, à séparer le signifiant du signifié.

Trois gouttes de sang sur la neige
Quand fond la neige
Où va l'Amour ?

Le haïku c'est la capture dans l'espace
De trois lignes définitivement provisoires ou
Provisoirement définitives


Lignes provisoirement définitives ou définitivement provisoires 

Je ne connais rien du Japon où je ne suis jamais allé. Je ne parle pas japonais et je me méfie des clichés ; le Japon este double comme le chat : soit on parle du Japon économique avec une organisation terrible du travail soit on évoque un Japon classique de carte postale avec …cérémonie du thé… geisha… raku… Tanizaki… IKEBANA… SUSHI … origami… BONZAÎ ;

Ces 2 Japon là ne m'intéressent pas. Le Japon pour moi n'est qu'un prétexte (double sens du mot) : se dépayser pour se repayser.Ce qui m'intéresse, c'est d'être « désoccidenté » (sic) et non pas désorienté. J'écris des haïku pour sortir de moi, afin de mieux me retrouver.
J'aime , à la lettre, tout ce qui me met hors de moi. C'est ainsi qu'un jour, je suis tombé amoureux des signes de la calligraphie chinoise ou japonaise ; j'ai aimé les signes pour eux-mêmes : le signifiant sans le signifié. Faire un petit voyage dans l'œil du chat pour essayer de connaître un animal si familier si étranger, c'est essayer de se perdre dans la contemplation de la nature pour mieux se retrouver.


Etre la fenêtre (entre écriture et calligraphie)
Etre la fenêtre
Vivre dedans

Vivre dehors

Transparence et opacité



Ce qui compte dans l'écriture c'est l'entre deux. Dans le geste du calligraphe il y a ce moment magique où le pinceau plein de son encre est en arrêt devant la virginité de la feuille : entre la queue du chat et la pointe du pinceau qui va la tracer sur la feuille, il y a ce dialogue, cette fascination réciproque comparable au regard réciproque des deux amants… PROVISOIREMENT DEFINITIF / DEFINITIVEMENT PROVISOIRE .
L'homme qui dessine ou qui peint ou qui grave rejoint les gestes de la création. Il faudrait que l'écriture garde ce miracle du vide médian, de ce vide suprême qui sépare la force active et la force réceptive. C'est dans ce vide que souffle l'esprit ; c'est dans ce vide que soufflent les deux esprits de celui qui écrit et de celui qui lit , de celui qui peint et de celui qui regarde la peinture. Faire voir son vide entre deux trop-pleins d'existence. Dans ce microcosme du papier ou du haiku, il y a un espace à occuper conjointement par le poète et son lecteur ; à chacun des deux d'y faire entrer son macrocosme. C'est le vide dans le vase de Lao Tseu qui en permet l'usage ; c'est le vide entre les rayons qui permet à la roue de rouler.
Comment garder CE DEFINITIVEMENT PROVISOIRE ET CE PROVISOIREMENT DEFINITIF ? Comment conserver la fraîcheur de la rosée ?
Circulez, il y a TOUT à voir, à sentir , à toucher, à écouter, à goûter !
Ecrire est un long travail qui doit faire oublier le travail. Il y a l'épiphanie du premier jet, et c'est le mutmut facere, le murmure des mots sous la plume, comme un arbre habillé d'étourneaux. Il y a cette sorte de transe , de transfert, de" trans-sphère" entre les mots qui se refilent de bonnes maladies… il y a cette joie toute mediumnique, vous êtes le médium dans le vide médian chargé de faire circuler les mots.
Et puis… Et puis … post coïtum omne animal triste…les mots sur le papier doivent se reposer… après le désir sidéral ( la considération des étoiles entre elles ne peut se faire qu'à la nuit !) vient le temps du travail , le travail d'affinage de l'écriture après le premier jet.

ECRIRE , c'est TENDRE DES FILS DE FER  autour d'un champ.
Pas assez tendu tout est lâche, tout tombe. Trop tendu, ça accroche et ça écorche.


Mes "chaïkus" préférés






 
La neige tombe
Le monde flotte
Le chat me fixe

3 vers, 3 verbes ( 2 verbes de mouvement, 1 verbe d'immobilisation) Fueki, l'invariant ; ryuko, la fluidité ; Le « monde flottant » notion esthétique des estampes japonaises, où l'œil voyeur du peintre et du haijin essaie de mélanger les espaces par une sorte de triple zoom ici,sur des réalités concomitantes que le lecteur est libre ou non de relier par des liens logiques de causalité ou de succession.
Fixer : double sens : regarder fixement comme le chat ou arrêter le mouvement de la neige et du monde flottant comme le regard fasciné .

Assigner le chat
A demeure
Vouloir retenir la neige.
 
Dans le même ordre d'idée que le précédent, il s'agit de saisir l'instant, l'instantanéité, la mobilité …du chat … et de la neige. Mission impossible dans le monde réel mais que la poésie réussit, j'espère, à traduire ici. Le chat bouge, la neige fond… le haiku doit capter l'éphémère.

Corde raidie
Chat froid
Les oiseaux se taisent

Ce n'est pas la rubrique des chiens écrasés, mais la « vision » d'un chat mort, mort écrasé ou mort de froid dans la neige. Le froid a raidi le cadavre du chat, comme une corde gelée dans un jardin. Les oiseaux se recueillent en silence pour pleurer ce chat mort….

…..Ce haiku fait écho à un autre qui joue sur l'ambiguité

La feuille est morte
Ce matin
Un chat la veille….
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Le mot veille a double sens : le nom commun , la veille ou bien le verbe veiller. Est-ce que le chat participe à une veillée mortuaire en l'honneur d'une feuille morte ? Ou est-ce que le chat est mort un jour avant la feuille ?

Le soleil ronronne
La chatte brûle le toit
Nous nous aimons

Comment exprimer la sexualité sans être grivois ? En associant un animal, une chaude après midi d'été et une sieste amoureuse d'un couple. Sensualité, sexualité, sentiment… Déplacement et croisement des verbes comme les corps des 2 amants par métaphorisation : c'est le soleil qui brûle, c'est la chatte qui ronronne, bien sûr mais l'extase amoureuse (ex-stasis) permet tous les déplacements.

Le chat noir perché
Il réfléchit au soleil
Le mur blanc

Double ambiguïté du pronom « il » et du verbe « réfléchir ». Est-ce le chat qui réfléchit, qui pense ? Est-ce le mur blanc qui réfléchit, qui reflète la lumière ?


Dans la presse / Ouest-France .

CHAMICALEMENT VOTRE
kenavo. JAC.

pour francopolis février 2005
sous copyright texte et illustrations de Jacques Poullaouec