Pages Poésie. Littérature . Gravure . Peinture. Photographie. Divers. Bio

vendredi 24 octobre 2014

AU BORD DE NULLE PART . Danièle Duteil

Voici un beau recueil de Haiku que vient de publier Danièle Duteil . Elle m'a demandé d'en écrire la préface.


Préface

 Dans ces haïkus, cherchez l'auteur.

Voilà le jeu que je vous propose pendant et après votre lecture de ce recueil de Danièle Duteil. Le jeu du peu de JE, en quelque sorte . Les occurrences de la première personne sont en effet très rares, comme chez les grands haïjins japonais . On la croit absente, puisqu'elle se dit « au bord de nulle part » ; en réalité elle est partout ...elle est au monde, elle lui appartient. Le monde ne lui appartient pas mais elle vous le propose, le tend vers vous comme une offrande, dans l'espace minime des 3 vers. La vraie poésie ne consiste pas à se regarder dans un miroir mais à le diriger vers le ciel, la terre, la mer pour y accueillir un temps tout ce qui y passe, définitivement provisoire, provisoirement définitif. Le miroir taoïste ne garde rien, si ce n'est quelques reflets au-delà du tain. Des reflets du monde plutôt qu'une réflexion sur le monde .Ici aucun narcissisme, aucune pose pour s'admirer ou se plaindre. Bien sûr l'émotion est présente devant la beauté de la nature ou la fuite du temps, mais c'est à vous lecteur, de la deviner … à la vue d'une « vieille qui tire un chien impotent » , un « sans-abri sous ses cartons ». Il s'agit de suggérer plutôt que d'imposer des idées ou des concepts. Le haïku n'a nul besoin d'une béquille philosophique. Bashô conseillait d'échapper aux lieux communs quand il notait :  « Qu'il est digne d'admiration celui qui, devant l'éclair, ne pense pas :  « que la vie est brève ! » Pas d'affect non plus. Quand elle se promène sur les bords de la ria d'Etel, elle ne se laisse pas aller au Romantisme de pacotille devant une Bretagne « néo-chateaubrianesque »(sic ) Excusez ce néologisme un peu fabriqué mais qui convient assez à ce que je veux dénoncer : il ya du style néo-breton dans une soi-disant architecture mais aussi dans certains écrits pseudo-régionalistes.
Pas de concept, pas d'affect mais seulement ce que Gilles Deleuze nomme des« percepts ». Voilà ce qui pourrait constituer une bonne définition du haïku. Ce que Danièle Duteil accueille provisoirement dans son miroir, ce sont uniquement des perceptions. Elle nous convie à une promenade des 5 sens, de « la première aube » au « dernier matin ». Elle est de passage dans « l'entre-deux »,  « au bord de nulle part » entre jour et nuit, entre deux saisons, entre deux vagues comme les bernaches, dans cet ukyo Yé, ce monde qui flotte des estampes japonaises.Elle n'est déjà plus ici, elle est encore là-bas. Elle propose à son lecteur de marcher sur ses brisées, de retenir les traces, de retrouver « les pleins et les déliés du passé, de « glisser dans ses souvenirs » comme les premiers flocons sur les souvenirs d'autres souvenirs ». A la manière de Sei Shonagon et de ses listes , Danièle Duteil note dans ses carnets ses choses vues. Et quand la promeneuse rentre chez elle, elle dépose sur la table des brassées de fleurs sauvages. Comme un enfant qui vide ses poches, elle déroule sur le papier-makimono son « inventaire » du monde (ne parle-t-on pas d 'inventeur pour désigner celui qui a découvert un trésor?) : des mots en forme de « coquillages à roudoudous » ou de bois flottés, des morceaux d'algues , lignes écrites sur l'estran par les laisses de mer . Parfois hélas, ce sont des seringues échappées de quelque container ou des déchets recrachés par la mer qui régurgite ce dont elle ne veut pas se nourrir. D'autres fois encore, comme un chasseur rentrant bredouille, elle note sur son calepin « Rien aujourd'hui ».(Comme Louis XVI qui dans son journal note «Aujourd'hui  RIEN » à la date du 14 juillet 1789 !). Le Rien , c'est déjà beaucoup , c'est le vent et la mer, agitateurs de pensées, de flocons et de parfums .

A la dernière page du « dernier matin », à force de chercher l'auteur, vous vous serez découvert lecteur, et comme « la mer du dernier matin, vous vous retirerez en silence ». Le jeu en valait bien la chandelle. Lire un recueil de haïkus de Danièle Duteil, c'est comme recevoir des embruns.


Jacques Poullaouec


2 commentaires:

  1. Une musicalité liturgique au coeur de l'âme
    Une prose digne d'un moine zen, j'ai beaucoup apprécié ce point de vue.

    RépondreSupprimer
  2. Merci encore pour cette belle préface, Jacques !

    RépondreSupprimer