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vendredi 10 février 2023

Lambert SCHELCHTER . 24 proseries . Le Murmure du monde

Belle découverte de ce début d'année 2023, celle d'une écriture et d'un écrivain luxembourgeois né en 1941qui est l'auteur depuis 2006  d'une série de 24 proseries réunies sous le titre "Le murmure du monde". Je suis en train d'en lire la dixième, intitulée "DANUBIENNEMENT" / éditions "L'arbre à paroles".



 

 

« 86.

Menus faits & gestes que je note consciencieusement jour après jour dans un cahier spécial, je me dis que c’est inutile que je les note, ça n’a aucun sens que je les note, ça ne mène à rien que je les note, c’est des événements dans la vie si menus si minuscules si dérisoires que c’est pas des événements et ainsi les journées passent, jour après jour, sans que rien n’arrive, rien de mémorable, littéralement rien de notable, et pourtant, me dis-je, les Des Forêts et les Tu Fu ont fait ça aussi, va savoir ce qui les a pris de faire ça, puis je me dis que moi, chez eux, j’apprécie qu’ils aient fait ça, noter le pas notable, il n’y a rien de notable quand il fait ciel bleu, et ils notent qu’il fait ciel bleu, qu’il fait ciel gris, noter qu’à midi la sirène a retenti, qu’un tracteur est passé avec une remorque où s’entassent des récipients pour les grappes vendangées, et Tu Fu fait une allusion à la réalité de son trépas, et aussi laisser le membre s’ériger, et savourer ça, et le manuéliser jusqu’à la jouissance, comme s’il y avait là un rapport avec la réalité du trépas, et ainsi jour après jour noter les notes du jour sans que cela ne mène à rien, c’est juste des menus moments de résistance, élémentaire & légitime plaisir d’exister. »

 

Lambert Schlechter

Une mite sous la semelle du Titien – le Murmure du monde 7

Tinbad, 2018


        Le soliloque n'est pas une maladie, mais une façon d'écrire , de se parler en s'adressant à la page blanche . La remplir peu à peu du flot ininterrompu de notes, de réflexions, d'observations du quotidien, de pensées qui coulent comme le Danube dans ce DANUBIENNEMENT. Ce courant continu, Lambert Schlechter le nomme "proseries", joli mot-valise à la fois prose et poésie, mais aussi causeries sur la vie qui passe mais dont il sait capter à la fois les ennuis liés à l'âge, sans pathos mais aussi avec humour . Lucidité empreinte de philosophie taoïste devant la permanente impermanence, le DEFINITIVEMENT PROVISOIRE .Tout texte, l'étymologie latine le dit bien, est un tissu : chaque proserie de Lambert Schlechter est constituée d'une seule phrase-paragraphe de plusieurs pages, qu'on peut lire sans s'essouffler . Chaque texte est cousu d'un fil blanc qui reste apparent, un "entretressement"qui permet de passer d'ici à l'ailleurs, du jadis au naguère, du trivial au philosophique . C'est un flux de conscience qui s'attache à retranscrire le "murmure du monde" comme il va , sens dessous dessus, une pensée qui se cherche et s'essaye, à la manière de Montaigne . Son écriture est sismographique : évoquer avec pudeur les séismes personnels que sont la disparition de son épouse à l'âge de 38 ans et la perte de sa bibliothèque dans l'incendie de sa maison, s'évader dans des considérations amusantes sur des pratiques sexuelles trouvées dans les estampes japonaises d'Utamaro ... faire entendre "le bruit de la neige fondue tomber sur les bambous d'un jardin...bruit qui ressemble à celui des vers à soie dévorant des feuilles, ou à celui, quand la marée descend, des crabes marchant sur le sable le matin..." et la phrase se poursuit ainsi comme cette marche des crabes , latéralement . Et votre lecture avance , elle aussi   à la manière de ces crabes , en suivant la laisse des mots .


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