Textes de Jacques Poullaouec
Dessins de Jean-Yves André
« Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur
lui a disparu . » Chris Marker
Chut ! « L’oeil écoute ... les voix du
silence »*
En ces temps-là, dans le Finistère des XVI ème et XVII ème
siècles, la messe se disait en latin . Le peuple bas breton n’y
comprenait rien .Alors on lui faisait chanter des cantiques en breton
. On lui proposait des images de bois sur les sablières véritables
phylactères de bandes dessinées, des taolennous aux figures
grimaçantes, des statues de pierre qui ne laissaient pas de pierre,
des bois polychromes qui ne laissaient pas de bois les pauvres
pécheresses et pécheurs .
À
défaut de luxe que
le peuple
ne connaîtrait jamais, on lui
parlait de luxure , péché capital qui menait à l’Enfer . Le
corps et surtout celui des femmes était réduit à ses fonctions
primaires, voire excrémentielles : le bas ventre pour les bas
bretons! Le démon devenait démone ; l’incube abusait de la
succube ; Eve se transformait en sirène ou se métamorphosait
en serpent . Le panthéon ressemblait plus à un pandémonium.
Jérôme
Bosch est resté dans ses bois, mais le jardin des délices est venu
ici , dans cette fin de terre et ce début d’entre deux mondes .
Femmes
et hommes
s’affichent dans des figures obscènes : sirènes-lèche-cul,
pétangueules, anges couillus ou ithyphalliques, sodomites et
onanistes … Le Verbe se fait chair . Le Haut est en bas et n’est
pas toujours fait pour les culs-bénits . De l’autre côté de la
Manche aussi,
chez nos frères irlandais, il existe bien
des statues de « Scheela na Gig », divinité celte
de la fécondité,
qui ouvre ses cuisses pour exhiber sa vulve. Comment peut-on
enfanter, sinon par les voies naturelles ? Rabelais,
lui,
faisait naître Gargantua
par l’oreille de Gargamelle, sa mère ! Ici au moins, dans ces
enclos paroissiaux, l’anatomie et la religion font bon ménage !
Alors aujourd’hui, quand vous vous promenez sous les porches ou
autour des calvaires , abandonnez vos perches à selfies, et regardez
dans ce livre les dessins de Jean Yves André . Ils zooment
sur les femmes de pierre . Les voix du silence
sont celles de ces statues de pierre qui vous parlent sans dire un
seul mot et c’est votre œil qui écoute cette
ballade des dames du temps jadis . Levez la tête vers ces
femmes d’en haut qui ne vous regardent pas de haut . Elles vous
raconteront l’histoire sainte qui n’est pas toujours une sainte
histoire. Regardez ces femmes prises dans la pierre : elles
s’exhibent sans être exhibitionnistes . Elles sont parfois
obscènes mais restent exemplaires, des « exemplas »
aux yeux du clergé de l’époque . La foi passait par la peur, la
peur du péché, la peur de l’Enfer. La scatologie au service de
l’eschatologie, en somme !L’ Apocalypse pour tous !
Ce livre est donc un véritable jeu de dames . Ces femmes de pierre
que Jacques Poullaouec met en scène ne sont pas toutes
obscènes . Bien sûr elles ont perdu leurs couleurs mais nous en
retrouvons les nôtres : nous en rougissons !La chair n’y
est pas toujours triste mais restait dangereuse . Elles vous
attendent, elles attendent votre regard pour continuer à vivre.
.Toutes ces femmes rassemblées dans ce livre se reposent sur ces
reposoirs. Toutes ces femmes surgies de la pierre, une pluie
d’étoiles allume leurs yeux Elles sont là depuis trois siècles ;
elles ont vu beaucoup de monde entrer et sortir des églises . Elles
ont beaucoup à vous dire sans mot dire, sans vous maudire . Ouvrez
bien les yeux, ce sont nos femmes, nos mères, nos filles, nos sœurs
… par delà les siècles .
Jacques Poullaouec
* Qu’on accepte, ici, l’alliance des titres de deux ouvrages :
« L’œil écoute » de Paul Claudel et « Les voix
du silence » d’André Malraux.
N.B. Parution du livre fin Mai 2024 . Éditions Géorama