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mardi 7 janvier 2014

Georges perros 4/4 et la Bretagne

"Ce que vous apercevez par-delà la baie des Trépassés ...est l'île de Sein...

...Mercredi 6 novembre 1968...

Malgré certains nuages que je connais bien, sales, effilochés, se battant dans le mauvais sens, salivant du sombre, malades du foie, j'enfourche la moto, après avoir conduit, comme on dit, mes gosses à l'école, et passé, comme chaque matin, devant le car en partance pour la pointe du Raz. J'arrive trempé à Pont-Croix; une petite pluie fine, glacée, pas tout à fait ce qu'on appelle le crachin, épinglant les yeux, je dois regarder la route, cent et une fois faite, de profil. Vais boire un café rhum, souvenir de Saint-Malo, les pieds glougloutant dans mes chaussettes, et je me demande une fois deplus si je ne vais pas attraper la crève.On verra. Un chien mouillé lui aussi vient me caresser les mollets (il sent mon chien); la patronne m'avoue qu'il ne fait pas beau, cette pluie tout de même, il n'y a plus de saisons...là-dessus je décide d'aller faire un tour dans Pont-Croix, par les rues et les ruelles qui descendent vers le Goyen, rivière réputée pour ses truites et huîtres. Il est difficile de se perdre dans Pont-Croix, mais agréable de s'y trouver.(...)
On me demande souvent pourquoi je vis en Bretagne. La réponse est simple, un peu trop même pour que je la risque. La Bretagne est un rêve que j'ai fait. (Il n'est pas si aisé d'habiter son rêve, il y a des mailles qui filent.) Peut-être dans une vie antérieure,peut-être dans le cours bizarre de celle-ci, peut-être dans une vie...future ? Mais il est sûr que c'est la Bretagne qui a donné un décor précis aux figures mouvantes et inquiètes de ce rêve, me l'a confirmé en le déployant , en me le dépliant, le montrant, bref, en le naturalisant.Je m'y sens chez moi, par delà les limites de mon existence. Je sais qu'elle détient les clés de ma fragile présence sur la terre, présence totalement vouée, mais c'est un secret, aux signaux magiques échelonnés sur les rails de l'absolu...Je suis comme forcé de vivre en Bretagne, tant mon rêve, dès que je m'éloigne de son lieu d'élection, se refait désagréable, comme un gosse qui veut rentrer à la maison, recommence à me hanter, à me poursuivre, à m'interdire de rester très longtemps ailleurs que là où il trouve corps à son désir, où il se confond follement aux éléments naturels, à la terre, à la mer, aux ciels bretons, à ce ciel à la Turner par un matin de printemps, à ce ciel à la Hugo par un soir de décembre, après que le soleil s'est encore une fois guillotiné au large d' Armen. C'est vrai que passé un triangle Vannes-Brest- Saint Malo, ne sentant plus la mer que j'aime comme un tableau à caresser, je suis pris de panique, l'ouest me démange, une peur de mourir de travers, à côté, me saisit. Alors qu'ici, voilà, tout peut m'arriver."

Georges PERROS.
Papiers collés 3